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Au fil de l'eau, la traduction littéraire dans tous ses états

Au fil des métaphores

Si l’on devient traductrice littéraire, c’est qu’on est sensible à la musique et au rythme des mots, aux métaphores, au style d’une œuvre dans son ensemble, autant qu’au sens qui est transmis par les dénotations et les connotations. Fond et forme s’entremêlent pour créer la langue en tant que telle, plus ou moins poétique, mais forcément mystérieuse, intertextuelle. C’est là qu’opère la magie d’une langue, c’est là que commence l’intraduisible, et c’est pourtant là que réside tout l’art de la traduction, pour peu qu’on accepte l’idée qu’une œuvre traduite est une œuvre seconde, non identique à l’original, et qui dit « presque la même chose », pour reprendre l’expression chère à Umberto Eco. Toute la difficulté de cette translation entre deux langues, deux cultures consiste à tenter de créer le même effet dans la langue cible que celui crée dans la langue source.

En pratique, traduire c’est déverbaliser le message du texte source pour accéder à son sens, se libérer des mots, avant de revenir à la forme dans la langue cible. Antoine Berman[1] cite Jacques Derrida à ce sujet : « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction[2]… »

Jean-René Ladmiral analyse la nécessité de rendre à la fois le fond et la forme, difficulté surmontée par le traducteur grâce à sa culture et à sa complicité avec l’auteur :

« […] l’expérience de traduire est […] qu’il y a une coïncidence où se rencontrent le sens et le style, la forme et le fond, et que c’est l’unité indissociable des deux qu’il faudra traduire ensemble. […] le traducteur est sans cesse obligé de chercher au coup par coup le sens des ressources stylistiques de la langue que met en œuvre le texte qu’il lui faut traduire – en structure profonde , si l’on veut. […] ces choix de traduction ponctuels […] sont orientés par sa culture et la familiarité qu’il aura nécessairement acquise auparavant, grâce à ses lectures préparatoires et comme par innutrition, avec l’auteur […] pour retrouver le timbre spécifique de son style, cette idiosyncrasie personnelle[3]. »

Les références intertextuelles doivent souvent être adaptées, et la personne traduisante navigue à vue entre fidélité et trahison, avec pour seuls guides sa culture, son éthique, un fil d’Ariane qui est l’œuvre de départ, et parfois, si les vents lui sourient, un lien intime et subtile la reliant avec l’auteur(e) en une véritable ombilicalité, évoquée par Bernard Hoepffner (d’après Thomas Browne).

Antoine Berman s’exprime sur le thème de l’éthique en utilisant de belles métaphores quant au but de la traduction, qui est d’accueillir l’étrangeté :

 « […] amener sur les rives de la langue traduisante l’œuvre étrangère dans sa pure étrangeté, en sacrifiant délibérément sa ‘poétique’ propre. […] Or, la traduction, de par sa visée de fidélité, appartient originairement à la dimension éthique. Elle est, dans son essence même, animée du désir d’ouvrir l’Etranger en tant qu’Etranger à son propre espace de langue. […] C’est pourquoi, reprenant la belle expression d’un troubadour, nous disons que la traduction est, dans son essence, « l’auberge du lointain ». […] la visée éthique, poétique et philosophique de la traduction consiste à manifester dans sa langue cette pure nouveauté en préservant son visage de nouveauté[4]. »

Plus spécifiquement, cette métaphore de Rose-Marie Vassallo symbolise parfaitement la traduction de la littérature jeunesse : « Traduire en enfantine, c’est traduire des bulles de savon. […] Le débutant sera plus avisé de se mettre en quête de ce miracle, l’affinité d’écriture avec un auteur, avec le mouvement de sa pensée. Lorsque celle-ci se double d’affinités sur le fond, […] les vents portants valent toutes les facilités, vraies ou fausses[5]. »

Traduire, c’est à la fois se laisser porter par le courant et tenir bon la barre, au gré des marées, adapter la voilure à la force de la houle, sans oublier que dans les profondeurs marines se cache l’inconscient individuel et collectif, partie prenante de la compréhension d’une œuvre, et donc d’une traduction.

Traduire, c’est lever l’ancre, aborder les rivages de contrées lointaines au prix de traversées tumultueuses, de plongées en eaux plus ou moins profondes et tempétueuses, à la recherche d’une cohérence, d’un sens, d’une interprétation possible d’un monde inconnu, pour le rendre palpable, un peu moins ineffable, en laissant transparaître l’étrangeté de ce nouveau monde.

 



[1] Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain, Editions du Seuil, novembre 1999, p. 41.

[2] Jacques Derrida, L’Ecriture et la Différence, Le Seuil, Paris, 1967, p. 312.

[3] Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Gallimard, 1994, p. 128-129.

[4] Antoine Berman, La traduction et la lettre, p. 41 et 76.

[5] Rose Marie Vassallo, « Traduire en XS », in Translittérature, n° 13, 1997, pp. 32-36.

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